La Notion de Jeu en Temps de Crise

Capture d’écran du jeu de société / jeu vidéo collaboratif Pandemic

(Article d’abord publié en version anglaise sur le site)

Tout comme une grande partie du monde qui ont été priés ou forcés de rester chez eux pendant la pandémie de COVID-19; au cours des dernières semaines j’ai lu, regardé, et écouté pas mal de contenus titrés « [insérez le sujet] en temps de crise ».

Pour en citer quelques-uns, j’ai particulièrement apprécié un épisode du podcast de Sam Harris sur l’importance de la méditation en période d’urgence, j’ai suivi un wébinaire sur l’incertitude avec Landmark Worldwide (A Place to Stand, basé sur ce texte de Werner Erhard, c’est gratuit si jamais vous avez déjà fait des cours avec eux), j’ai lu plusieurs rapports d’agences de publicité, design, stratégie, et marketing sur la communication en ces temps de crise, et bien sûr cette vidéo qui montre bien que toutes les pubs pendant la pandémie de COVID-19 sont les mêmes.

Tout cela m’a fait penser aux raisons pour lesquelles la notion de jeu reste essentielle, même en temps de crise. J’ai fait des recherches, et j’ai trouvé ces recommandations publiées par l’Association Internationale pour le Jeu (IPA, International Play Association):

L’IPA est une ONG fondée en 1961. Leur objectif est de promouvoir, protéger, et préserver le droit de l’enfant à jouer en tant que droit humain fondamental.

~ Article 31 de la Convention des Nations Unies relative aux Droits de l’Enfant

1. Les États parties reconnaissent à l’enfant le droit au repos et aux loisirs, de se livrer au jeu et à des activités récréatives propres à son âge, et de participer librement à la vie culturelle et artistique.
2. Les États parties respectent et favorisent le droit de l’enfant de participer pleinement à la vie culturelle et artistique, et encouragent l’organisation à son intention de moyens appropriés de loisirs et d’activités récréatives, artistiques et culturelles, dans des conditions d’égalité.

Si vous êtes parent, ou que vous travaillez d’une manière ou d’une autre avec des enfants, je vous recommande d’y jeter un oeil.

Je me suis inspiré de plusieurs idées provenant de ce rapport, que j’ai étendu à une perspective plus large, en partie professionnelle, et aussi parce que je pense que le jeu est fondamental et essentiel pour tous les êtres humains (et que les enfants devraient avoir le jeu protégé comme un droit).

Je vais composer tout ça en trois parties.

1. L’Agentivité (Agency)

En sciences sociales et en philosophie, le terme agentivité désigne la capacité de faire des choix libres, pour un être d’agir selon sa propre volonté dans le monde.

C’est une notion très discutée, et bien que de nombreux penseurs aient théorisé qu’il ne pourrait s’agir que d’une illusion, il semble que ce soit au moins empiriquement important d’avoir l’expérience de maîtriser nos choix et nos actions.

Notre agentivité a été nettement réduite pendant cette crise (ou auto/imposée, selon votre situation), et encore, je me rends compte que je suis assez privilégié dans mon appartement à Paris. Mon frère vit au Sri Lanka où toute la population est sous un strict couvre-feu permanent. Sans même aller aussi loin, il y a beaucoup de monde en France en situations difficiles pour une variétés de raisons. Tout ça pour en venir au fait qu’avec une crise d’une telle ampleur, l’humour est une manière de gérer.

En voyant la quantité de mèmes rigolos qui circulent, l’humour est assez naturel pour contrebalancer la quantité de sentiments négatifs et anxiogènes ressentis en ces temps perturbés.

Pendant la première semaine du confinement, une de mes tantes m’a dit au téléphone qu’elle ne propageait que des trucs rigolos en ligne (et pas des trucs anxiogènes).

J’ai rigolé et partagé ces mèmes dans le même style que ma tante, surtout au début. J’ai participé en tant que spectateur ou consommateur, ce qui peut être une forme d’agentivité, mais je pense qu’elle est limitée.

J’ai tellement apprécié ces vidéos venues d’Espagne et d’Italie que j’en ai enregistré quelques-unes moi même. Je me suis laisser prendre au jeu. Elles sont de mauvaise qualité et embarrassantes, mais je suis content d’y avoir passé le temps et surtout d’avoir fait rire ou sourire une centaine d’amis.

En y réfléchissant, la notion de participation est essentielle, et le libre arbitre est une caractéristique déterminante du jeu. L’agentivité est un thème récurrent en game design. Entre autres, on parle de la quantité et qualité de choix libres qu’une joueuse ou un joueur a en jouant.

Dans un jeu de rôle sur table par exemple, en général l’idée est de créer et et interpréter un personnage imaginaire, comme le nom l’indique. Si un joueur impose ou limite la liberté d’interprétation d’un autre, il réduit alors leur agentivité, et une partie du plaisir et des bénéfices de jeu (c’est un vaste sujet en soi, je n’aborde qu’une petite partie).

Je ne suis pas professionnel de la santé, ou politicien, ou même en train de faire un travail essentiel – je suis juste un type à la maison. Avec mes petites vidéos, je suis passé de consommateur passif à participant et contributeur actif. J’ai joué un (tout petit) rôle pendant la crise, au niveau de mes amis, de ma famille, et de mes communautés. D’une certaine manière, j’ai repris de l’agentivité dans une situation où je n’avais que peu ou pas.

Vous avez peut-être eu des expériences similaires en faisant du pain pour la première fois, en imitant une œuvre d’art célèbre sur Instagram / TikTok, ou en rejouant un instrument de musique qui prenait la poussière. Si vous n’avez rien fait de tel, je vous y encourage – même si vous n’avez pas particulièrement plus de temps qu’avant. C’est fun.

Bien sûr, j’ai fait d’autres trucs que ces vidéos, j’ai participé au développement d’une campagne de communication pour le site d’entraide En Première Ligne avec un collectif d’indépendants bénévoles par exemple.

2. Ingéniosité et Agilité

J’ai été époustouflé par l’ingéniosité des gens depuis le début du confinement. Je vais illustrer ça par le jeu de rôle (sur table, virtuelle en l’occurence).

De savoir si c’est « mieux ou moins bien » de jouer aux jeux de rôle en personne ou à distance est un sujet assez débattu parmi les communautés de gens qui dont du jeu de rôle (dits « rôlistes »).

En passant, je pense que c’est un sujet complètement stérile, c’est juste différent. Quoi qu’il en soit, l’option de jouer en personne n’était soudainement plus disponible.

Avec des amis, nous avons déplacé tout le matériel du jeu de rôle de fantasy surréaliste Invisible Sun de ma table de salon à une table virtuelle, grâce à un espace de tableau blanc collaboratif sur Miro.com, une mindmap Mindnode, et un serveur Discord dédié (pour les amateurs, j’ai tendance à préférer Miro à Roll20, mais j’avoue que je n’ai pas beaucoup utilisé Roll20).

Nous avions déjà certains éléments en ligne, et nous avons organisé le reste pour jouer à distance. Du coup, j’ai réalisé que c’est encore mieux d’avoir toutes ces références en un clin d’œil dans le même espace virtuel. C’est plus facile d’organiser les calendriers chargés de tout le monde sans nous soucier du temps de voyage, ou autres aléas de planning.

Personnellement, être avec mes amis physiquement dans la même pièce pour jouer me manque, mais en même temps j’ai aussi réussi à jouer plus souvent pendant ces semaines de confinement qu’avant.

Comme tous les autres rassemblements, les conventions et conférences de jeux ont été annulées, ce au moins jusqu’en Septembre à priori.

Presque immédiatement après le début du confinement, quelqu’un a lancé l’idée d’organiser une convention de jeu de rôle virtuelle. Ca a rapidement fait boule de neige, et en l’espace de 3 semaines d’organisation effrénée impressionnante (bravo encore à toutes et tous), la première cyber convention internationale de jeu de rôle francophone est née, la CyberConv.

Début avril, plus de 1700 personnes du Québec, de Belgique, de Suisse, de France, et d’ailleurs, se sont réunies au cours d’un long week-end extravagant de jeux de rôles non stop en ligne via Twitch.tv et Youtube pour du streaming vidéo live, et sur Discord (une application populaire pour les gamers, et beaucoup plus de monde en général avec la pandémie).

Il y a eu des tables rondes de discussions théoriques, des entretiens avec des auteurs, des événements avec des éditeurs, des jams de création de jeux, des concours de coloriage, des cadeaux, une collecte de fonds pour le Secours Populaire, un système de modération excellent, la régie a « pris feu » (#régieenfeu – premier événement du genre, donc quelques incidents techniques légers, dans l’ensemble tout à super bien marché), et bien sûr plein de jeux de rôles!

Pour ma part, j’ai facilité une partie de Fiasco, joué une partie de For the Drama (For the Cops), et participé à un tas d’autres conférences et discussions. L’énergie ambiante, la bienveillance, et l’enthousiasme étaient vraiment réconfortants, et toute l’expérience étonnamment tangible. J’étais inspiré tout le weekend et la semaine suivante.

C’est normal de se sentir déconcerté, paralysé, voire même effrayé par moments pendant une crise de telle ampleur, et je ne veux pas minimiser cela.

En même temps, d’arriver à se débrouiller pour prendre un temps dédié au jeu s’avère être une source d’énergie créative, qui peut être mise à profit pour développer de nouvelles idées et envisager de nouvelles façons de fonctionner dans d’autres domaines, notamment le travail pour moi.

Je pense que le jeu favorise l’ingéniosité, l’adaptabilité et l’agilité, pour citer un business buzzword à la mode.

3. L’Incertitude

En relisant des définitions, j’ai été fasciné de voir que l’incertitude est une caractéristique commune au jeu et à la crise.

En général, on fait de notre mieux pour atténuer ou éliminer l’incertitude dans nos vies (ou du moins le sentiment d’incertitude, l’autre penchant de la maîtrise). Bien sûr, on veut éviter les mauvaises choses, alors on y pense, parfois on s’inquiète, on fait au mieux pour conjurer le mauvais sort.

C’est un aspect inhérent de mon métier en stratégie. L’idée de ce boulot, à mon avis, est de tenter de réfléchir à toutes les possibilités, et d’envisager tous les jalons pour atteindre des objectifs dans un avenir qu’il est en réalité impossible de connaître.

On ne sait peut-être pas ce qui va se passer, mais au moins on a une stratégie. On a établi un cadre, même si on ne peut tenir compte de toutes les possibilités imaginables. D’où l’importance de récupérer de l’agentivité en premier lieu, puis d’être ingénieux et agile face à l’incertitude.

Quand on joue, on accepte que le résultat est incertain (en général). Je ne suis pas vraiment un joueur d’échecs, ou très compétitif, mais le peu que j’y ai ai joué, je me souviens d’avoir apprécié de réfléchir à autant de mouvements à l’avance que possible. Ne pas savoir ce qui va arriver dans un jeu de rôle ou de storytelling est une grande partie du plaisir de jeu pour moi. De la même manière, J’aime travailler avec des clients sur leur marque, leur raison d’être, et leur stratégie de communication.

En même temps, l’expérience de jeu est rarement agréable pendant la deuxième moitié d’une partie de Monopoly, où j’attends que cette galère prenne fin pendant que je file le peu de billets qu’il me reste à celui ou celle qui est en tête (les dieux des dés semblent rarement de mon côté; encore un sujet pour une autre fois).

C’est une raison supplémentaire pour laquelle je pense que c’est intéressant de juxtaposer le jeu avec la stratégie. Je vois ça comme un entrainement avec l’incertitude. Ce n’est pas forcément pour l’éliminer entièrement, mais plutôt pour apprécier le fait qu’en réalité il y en a toujours.

Nous n’apprécierions pas les bonnes surprises et la nouveauté de la même manière si tout était certain, même si ça signifie peut-être aussi d’accepter les tragédies et les merveilles qu’apporte la vie à parts égales.

Comme l’a écrit André Gide:

« On ne découvre pas de terre nouvelle sans consentir à perdre de vue, d’abord et longtemps, tout rivage. »

Merci d’avoir lu. Prenez soin de vous, de vos proches, et bon jeu.

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